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I
Ce qu'était, au moral,
C'était un très savant homme que le docteur Héraclius Gloss. Quoique jamais le plus petit opuscule signé de lui n'eût paru chez les libraires de la ville, tous les habitants de la docte cité de Balançon regardaient le docteur Héraclius comme un homme très savant. De plus, M. le doyen et M. le recteur dînaient chez lui tous les dimanches ; aussi personne n'eût osé mettre en doute que le docteur Héraclius Gloss ne fût un très savant homme. II
Ce qu'était, au physique, S'il est vrai, comme certains philosophes le prétendent, qu'il y ait une harmonie parfaite entre le moral et le physique d'un homme, et qu'on puisse lire sur les lignes du visage les principaux traits du caractère, le docteur Héraclius n'était pas fait pour donner un démenti à cette assertion. Il était petit, vif et nerveux. Il y avait en lui du rat, de la fouine et du basset, c'est-à-dire qu'il était de la famille des chercheurs, des rongeurs, des chasseurs et des infatigables. A le voir, on ne concevait pas que toutes les doctrines qu'il avait étudiées pussent entrer dans cette petite tête, mais on s'imaginait bien plutôt qu'il devait, lui-même, pénétrer dans la science, et y vivre en la grignotant comme un rat dans un gros livre. Ce qu'il avait surtout de singulier, c'était l'extraordinaire minceur de sa personne ; son ami le doyen prétendait, peut-être non sans raison, qu'il avait dû être oublié, pendant plusieurs siècles, entre les feuillets d'un in-folio, à côté d'une rose et d'une violette, car il était toujours très coquet et très parfumé. Sa figure surtout était tellement en lame de rasoir que les branches de ses lunettes d'or, dépassant démesurément ses tempes, faisaient assez l'effet d'une grande vergue sur le mât d'un navire. "S'il n'eût été le savant docteur Héraclius, disait parfois M. le recteur de la faculté de Balançon, il aurait fait certainement un excellent couteau à papier." Il portait perruque, s'habillait avec soin, n'était jamais malade, aimait les bêtes, ne détestait pas les hommes et idolâtrait les brochettes de cailles. III
A quoi le docteur Héraclius
A peine le docteur était-il levé, savonné, rasé et lesté d'un petit pain au beurre trempé dans une tasse de chocolat à la vanille, qu'il descendait à son jardin. Jardin peu vaste comme tous ceux des villes, mais agréable, ombragé, fleuri, silencieux, je dirais réfléchi, si j'osais. Enfin qu'on se figure ce que doit être le jardin idéal d'un philosophe à la recherche de la vérité, et on ne sera pas loin de connaître celui dont le docteur Héraclius Gloss faisait trois ou quatre fois le tour au pas accéléré, avant de s'abandonner aux quotidiennes brochettes de cailles du second déjeuner. Ce petit exercice, disait-il, était excellent au saut du lit ; il ranimait la circulation du sang, engourdie par le sommeil, chassait les humeurs du cerveau et préparait les voies digestives. IV
A quoi le docteur Héraclius
Quand le docteur Héraclius rentrait chez lui, le soir, il était généralement beaucoup plus gros qu'au moment où il sortait. C'est qu'ainsi chacune de ses poches, et il en avait dix-huit, était bourrée des antiques bouquins philosophiques qu'il venait d'acheter dans la ruelle des Vieux Pigeons ; et le facétieux recteur prétendait que, si un chimiste l'eût analysé à ce moment, il aurait trouvé que le vieux papier entrait pour deux tiers dans la composition du docteur. V
Comme quoi M. le doyen attendait tout
Un soir que M. le doyen, M. le recteur et lui étaient réunis dans son vaste cabinet, ils eurent une discussion des plus intéressantes. VI
Comme quoi le chemin de Damas du docteur
Le 17 mars de l'an de grâce dix-sept cent - et tant - le docteur s'éveilla tout enfiévré. Pendant la nuit, il avait vu plusieurs fois en rêve un grand homme blanc, habillé à l'antique, qui lui touchait le front du doigt, en prononçant des paroles inintelligibles, et ce songe avait paru au savant Héraclius un avertissement très significatif. De quoi était-ce un avertissement ?... et en quoi était-il significatif ?... le docteur ne le savait pas au juste, mais néanmoins il attendait quelque chose. HISTOIRE DE MES EXISTENCES DEPUIS L'AN 184 DE l'ÈRE APPELÉE CHRÉTIENNE.
Immédiatement après ce titre singulier, se trouvait l'introduction suivante qu'Héraclius Gloss déchiffra incontinent : VII
Comme quoi l'on peut interpréter
A peine le docteur Héraclius eut-il terminé la lecture de cet étrange document qu'il demeura roide de stupéfaction - puis il l'acheta sans marchander, moyennant la somme de douze livres onze sous, le bouquiniste le faisant passer pour un manuscrit hébreu retrouvé dans les fouilles de Pompéi. et, chaque fois, le recteur l'interrompait pour faire remarquer que désabusé devait s'écrire en deux mots avec un s à la fin : VIII
Comme quoi, pour la même raison qu'on peut être
Quelle que soit la joie du naufragé qui, après avoir erré pendant de longs jours et de longues nuits par la mer immense, perdu sur un radeau fragile, sans mât, sans voile, sans boussole et sans espérance, aperçoit tout à coup le rivage tant désiré, cette joie n'était rien auprès de celle qui inonda le docteur Héraclius Gloss, lorsque après avoir été si longtemps ballotté par la houle des philosophies, sur le radeau des incertitudes, il entra enfin triomphant et illuminé dans le port de la métempsycose. IXMédailles et revers
Le docteur Héraclius fut bien heureux pendant les quelques jours qui suivirent sa surprenante découverte. Il vivait dans une jubilation profonde - il était plein du rayonnement des difficultés vaincues, des mystères dévoilés, des grandes espérances réalisées. La métempsycose l'environnait comme un ciel. Il lui semblait qu'un voile se fût déchiré tout à coup et que ses yeux se fussent ouverts aux choses inconnues. X
Comme quoi un saltimbanque
Le docteur Héraclius continua néanmoins sans se décourager la série de ses découvertes. Tout animal avait pour lui désormais une signification mystérieuse : il cessait de voir la bête pour ne contempler que l'homme qui se purifiait sous cette enveloppe, et il devinait les fautes passées au seul aspect de la peau expiatoire. XI
Où il est démontré qu'Héraclius Gloss
Mais plus il approchait de sa maison, plus il ralentissait sa marche, car il agitait dans son esprit un problème bien autrement difficile encore que celui de la vérité philosophique ; et ce problème se formulait ainsi pour l'infortuné docteur : "Au moyen de quel subterfuge pourrai-je cacher à ma bonne Honorine l'introduction sous mon toit de cette ébauche humaine ?" Ah, c'est que le pauvre Héraclius, qui affrontait intrépidement les redoutables haussements d'épaules de M. le doyen et les plaisanteries terribles de M. le recteur, était loin d'être aussi brave devant les explosions de la bonne Honorine. Pourquoi donc le docteur craignait-il si fort cette petite femme encore fraîche et gentille qui paraissait si vive et si dévouée aux intérêts de son maître ? Pourquoi ? Demandez pourquoi Hercule filait aux pieds d'Omphale, pourquoi Samson laissa Dalila lui ravir sa force et son courage, qui résidaient dans ses cheveux, à ce que nous apprend la Bible. XII
Comme quoi dompteur et docteur
Alors commença un échange de regards des plus significatifs entre les deux individus qui se trouvaient en présence ; et chaque jour, pendant une semaine entière, le docteur passa de longues heures à converser au moyen des yeux (du moins le croyait-il) avec l'intéressant sujet qu'il s'était procuré. Mais cela ne suffisait pas ; ce qu'Héraclius voulait, c'était étudier l'animal en liberté, surprendre ses secrets, ses désirs, ses pensées, le laisser aller et venir à sa guise, et par la fréquentation journalière de la vie intime le voir recouvrer les habitudes oubliées, et reconnaître ainsi à des signes certains le souvenir de l'existence précédente. Mais pour cela il fallait que son hôte fût libre, partant que la cage fût ouverte. Or cette entreprise n'était rien moins que rassurante. Le docteur avait beau essayer de l'influence du magnétisme et de celle des gâteaux et des noix, le quadrumane se livrait à des manoeuvres inquiétantes pour les yeux d'Héraclius, chaque fois que celui-ci s'approchait un peu trop près des barreaux. Un jour enfin, ne pouvant résister au désir qui le torturait, il s'avança brusquement, tourna la clef dans le cadenas, ouvrit la porte toute grande et, palpitant d'émotion, s'éloigna de quelques pas, attendant l'événement, qui du reste ne se fit pas longtemps attendre. XIII
Comme quoi le docteur Héraclius Gloss Quelque temps après ce jour mémorable, une pluie violente empêcha le docteur Héraclius de descendre à son jardin comme il en avait l'habitude. Il s'assit dès le matin dans son cabinet et se mit à considérer philosophiquement son singe qui, perché sur un secrétaire, s'amusait à lancer des boulettes de papier au chien Pythagore étendu devant le foyer. Le docteur étudiait les gradations et la progression de l'intellect chez ces hommes déclassés, et comparait le degré de subtilité des deux animaux qui se trouvaient en sa présence. "Chez le chien, se disait-il, l'instinct domine encore tandis que chez le singe le raisonnement prévaut. L'un flaire, écoute, perçoit avec ses merveilleux organes, qui sont pour moitié dans son intelligence, l'autre combine et réfléchit." A ce moment le singe, impatienté de l'indifférence et de l'immobilité de son ennemi, qui, couché tranquillement, la tête sur ses pattes, se contentait de lever les yeux de temps en temps vers son agresseur si haut retranché, se décida à venir tenter une reconnaissance. Il sauta légèrement de son meuble et s'avança si doucement, si doucement qu'on n'entendait absolument que le crépitement du feu et le tic-tac de la pendule qui paraissait faire un bruit énorme dans le grand silence du cabinet. Puis, par un mouvement brusque et inattendu, il saisit à deux mains la queue empanachée de l'infortuné Pythagore. Mais ce dernier, toujours immobile, avait suivi chaque mouvement du quadrumane : sa tranquillité n'était qu'un piège pour attirer à sa portée son adversaire jusque-là inattaquable, et au moment où maître singe, content de son tour, lui saisissait l'appendice caudal, il se releva d'un bond et avant que l'autre eût eu le temps de prendre la fuite, il avait saisi dans sa forte gueule de chien de chasse la partie de son rival qu'on appelle pudiquement gigot chez les moutons. On ne sait comment la lutte se serait terminée si Héraclius ne s'était interposé ; mais quand il eut rétabli la paix, il se demandait en se rasseyant fort essoufflé, si, tout bien considéré, son chien n'avait pas montré en cette occasion plus de malice que l'animal appelé "malin par excellence" ; et il demeura plongé dans une profonde perplexité. XIV
Comment Héraclius fut sur le point
Comme l'heure du déjeuner était arrivée, le docteur entra dans sa salle à manger, s'assit devant sa table, introduisit sa serviette dans sa redingote, ouvrit à son côté le précieux manuscrit, et il allait porter à sa bouche un petit aileron de caille bien gras et bien parfumé, lorsque, jetant les yeux sur le livre saint, les quelques lignes sur lesquelles tomba son regard étincelèrent plus terriblement devant lui que les trois mots fameux écrits tout à coup par une main inconnue sur la muraille de la salle de festin d'un roi célèbre appelé Balthazar ! XV
Comment M. le recteur interprète
Le soir de ce malheureux jour, M. le doyen et M. le recteur vinrent causer pendant une heure ou deux dans le cabinet d'Héraclius. Le docteur leur raconta aussitôt l'embarras dans lequel il se trouvait et leur démontra comment les cailles et autres animaux comestibles étaient devenus tout aussi prohibés pour lui que le jambon pour un Juif. |
Créé le 12-01-2009 10:47:47 |